Extrait :
Nous connaissons […] la vérité, non seulement par raisonnement, mais aussi par le cœur, et par une intelligence vive et lumineuse ; et c’est de cette dernière sorte que nous connaissons les premiers principes. C’est en vain que le raisonnement qui n’y a point de part essaye de les combattre. Les Pyrrhoniens* qui n’ont que cela pour objet y travaillent inutilement. Nous savons que nous ne rêvons point, quelque impuissance où nous soyons de le prouver par raison. Cette impuissance ne conclut autre chose que la faiblesse de notre raison, mais non pas l’incertitude de toutes nos connaissances, comme ils le prétendent. Car la connaissance des premiers principes, comme, par exemple, qu’il y a espace, temps, mouvement, nombre, matière, est aussi ferme qu’aucune de celles que nos raisonnements nous donnent. Et c’est sur ces connaissances d’intelligence et de sentiment qu’il faut que la raison s’appuie, et qu’elle fonde tout son discours. Je sens qu’il y a trois dimensions dans l’espace, et que les nombres sont infinis ; et la raison démontre ensuite, qu’il n’y a point deux nombres carrés, dont l’un soit double de l’autre. Les principes se sentent ; les propositions se concluent ; le tout avec certitude, quoi que par différentes voies. Et il est aussi ridicule que la raison demande au sentiment, et à l’intelligence des preuves de ces premiers principes pour y consentir, qu’il serait ridicule que l’intelligence demandât à la raison un sentiment de toutes les propositions qu’elle démontre. Cette impuissance ne peut donc servir qu’à humilier la raison qui voudrait juger de tout ; mais non pas à combattre notre certitude, comme s’il n’y avait que la raison capable de nous instruire
Blaise PASCAL, Pensées (B. 282), Guillaume Desprez, 1670, seconde édition, p. 159-160.
* les sceptiques, désignés ici par le nom de Pyrrhon d'Élis, initiateur de la méthode d'examen des idées conduisant à suspendre son jugement quant à leur valeur de vérité, du fait même que l'on peut aussi bien démontrer une thèse que l'on peut démontrer la thèse opposée.
Questions :
1. Quels sont les deux modes d'accès à la vérité, que cet extrait distingue ?
2. Analysez l'argument donné par Pascal pour établir que le cœur sent des premiers principes : "Nous savons que nous ne rêvons point" :
a) pourquoi est-il impossible de démontrer que je ne rêve pas ?
b) en quoi ce savoir en est-il pourtant un ?
c) L'argument de Pascal vous semble-t-il ici incontestable ? Soumettez-le à l'épreuve de cet autre argument, déployé par Descartes, dans la IVème partie du Discours de la méthode : "(…) [C]onsidérant que toutes les mêmes pensées, que nous avons étant éveillés, nous peuvent aussi venir quand nous dormons, sans qu'il y en ait aucune, pour lors, qui soit vraie, je me résolus de feindre que toutes les choses qui m'étaient jamais entrées en l'esprit n'étaient non plus vraies que les illusions de mes songes."
d) Le fait que cet argument puisse être impropre à établir l'idée avancée constitue-t-il pour autant un contre-argument, venant invalider l'idée ? [Généralisons : un faux-argument invalide-t-il la thèse qu'il vise à établir ?]
3. L'intuition et la raison constituent deux ordres qui, chacun en son genre, sont considérés par Pascal comme absolument fiables : expliquez quel passage de l'extrait permet cette affirmation.
4. En quoi cet extrait, venant à la suite du précédent, nous conduit-il dans un premier temps à faire l'hypothèse que l'intuition viendrait compléter les manques de la raison ?
5. Regardons-y de plus près : distinguant deux ordres, cet extrait ne les sépare pas seulement, il les articule (chrono)logiquement l'un à l'autre. Lequel est premier ?
6. Pour mieux comprendre l'articulation entre intuition et démonstration, reprenons l'exemple de la conjecture de Fermat :
a) était-elle différente, dans sa formulation littérale, avant que Andrew Wiles ne la démontre ?
b) Que nous apporte précisément sa démonstration ?
c) Recherchez l'étymologie de la "démonstration" : en quoi peut-on dire qu'elle ne fait que rendre visible (à l'esprit) quelque chose qui est déjà là ? Cherchez des usages du terme de "démonstration" qui ont exclusivement ce sens.
d) De ce fait, la démonstration établit-elle la vérité, ou bien ne nous donne-t-elle pas seulement la certitude qu'une affirmation est vraie ?
e) Pensez-vous, à la lecture de ce texte, que le recours à l'intuition soit une marque de l'insuffisance de la démonstration ou bien, au contraire, que le recours à la démonstration soit une marque des limites de l'intuition dont l'homme est capable ?
Réflexion :
Ne peut-on pas alors, pour finir, renverser ce qui nous semblait être une limite de la raison : la démonstration n'est-elle pas rendue nécessaire par l'incapacité humaine à avoir une intuition claire et complète de toute chose ? Pour le dire autrement : les hommes n'ont-ils pas besoin de démontrer ce dont, du fait de leur finitude, ils sont incapables d'avoir l'intuition ?
Pour vous fournir des éléments, appuyez-vous sur ces deux extraits :
"Cet étrange secret, dans lequel Dieu s’est retiré, impénétrable à la vue des hommes, est une grande leçon pour nous porter à la solitude loin de la vue des hommes. Il est demeuré caché sous le voile de la nature qui nous le couvre jusques à l’Incarnation : et quand il a fallu qu’il ait paru, il s’est encore plus caché en se couvrant de l’humanité." (Pascal, Lettre à Charlotte de Roannez, 29 octobre 1656)
"La philosophie est écrite dans ce livre gigantesque qui est continuellement ouvert à nos yeux (je parle de l'Univers), mais on ne peut le comprendre si d'abord on n'apprend pas à comprendre la langue et à connaître les caractères dans lesquels il est écrit. Il est écrit en langage mathématique, et les caractères sont des triangles, des cercles, et d'autres figures géométriques, sans lesquelles il est impossible d'y comprendre un mot." (Galilée, L'Essayeur, 1623)
Conclusion :
La recherche de la certitude démonstrative nous renverrait alors à un présupposé métaphysique : celui d'une nature dans laquelle Dieu ne se manifeste, pour les hommes dont l'intuition est finie, que sous la forme de caractères mathématiques que la raison s'efforce de déchiffrer.
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